Dessin de Lauzan
Courrier International - Daily Maverick - 15 janvier 2015
Il y a massacre et massacre. Le massacre de Paris est tragique mais ce n’est pas vraiment la pire chose qui se soit passée cette semaine-là. Et de loin. Pour cela, il faut se rendre au Nigeria, dans la ville de Baga, ou du moins au point où Baga se trouvait jadis sur la carte, parce qu’il n’en reste plus grand-chose maintenant.
Les informations sur le massacre sont nécessairement vagues : les journalistes les plus proches se trouvent à des centaines de kilomètres de là (et ne sont pas particulièrement en sécurité non plus) et l’information vient presque exclusivement de réfugiés traumatisés et de sources gouvernementales peu fiables. Il y a toutefois suffisamment de faits qui ont émergé pour savoir qu’il s’est passé là-bas quelque chose de terrible, d’apocalyptique.
Mortelle attaque
Baga se trouve dans le nord-est du Nigeria, à la frontière avec le Cameroun. Les massacres ne lui sont pas inconnus. En avril 2013, près de 200 personnes, pour la plupart des civils, ont été massacrées par les forces armées nigérianes lors d’une offensive militaire destinée à chasser Boko Haram. Ce n’était qu’une mise en bouche. Le meilleur de l’horreur était à venir.
Samedi 3 janvier, les combattants de Boko Haram sont entrés dans la ville en repoussant les soldats nigérians devant eux et l’ont détruite, avec tous ceux qui étaient trop lents à fuir – hommes, femmes, enfants –, en l’espace de cinq jours. "Toute la ville était en feu", déclare un témoin oculaire, tandis que d’autres évoquent des routes bordées de cadavres. Les chiffres varient mais Amnesty International cite des rapports laissant entendre que le nombre des victimes pourrait atteindre 2 000, soit en gros 133 fois celui des attentats de Paris [117 fois précisément, si le bilan est confirmé].
Quel que soit le nombre exact, c’est l’attaque la plus mortelle menée par Boko Haram. Et l’une des plus importantes : en prenant Baga et sa base militaire, Boko Haram contrôle de fait l’ensemble de l’Etat de Borno. Ce ne sont pas seulement des terroristes : ces gens sont en train de former un Etat de fait.
Une violence tristement familière
Cette attaque n’est pas la seule tragédie que l’homme ait provoquée dans le pays. Le samedi 10 janvier, une jeune fille – on croyait au début qu’elle avait 10 ans, mais on pense maintenant qu’elle était un peu plus âgée – s’est rendue sur un marché de Maiduguri, capitale de l’Etat de Borno (dans le nord-est du pays), couverte d’explosifs. Quand les forces de sécurité se sont approchées d’elle, les explosifs ont explosé et tué au moins 16 personnes. On ignore si c’est elle qui a déclenché la bombe et même si elle savait qu’elle portait un gilet-suicide. Boko Haram n’a pas directement revendiqué l’attentat mais il n’y a pas d’autres suspects crédibles.
Dans des circonstances normales, nous trouverions cet acte d’une violence stupéfiante. Il n’y a cependant rien de stupéfiant là-dedans. Tout cela est tristement familier et démontre une fois de plus le peu de protection que l’Etat nigérian est en mesure d’offrir à ses citoyens.
Les attentats du Nigeria ne sont pas non plus particulièrement dignes de faire l’info. Le massacre de Baga a à peine été évoqué au milieu de l’énorme couverture médiatique consacrée à Charlie Hebdo. Il n’a pas suscité de unes spéciales ni d’éditoriaux passionnés. Même au Nigeria, à la honte de la fraternité médiatique, les 15 morts de Paris ont davantage été couverts que les centaines et les centaines de personnes tuées dans le pays, selon le spécialiste des médias Ethan Zuckerman, qui relève également que le président Goodluck Jonathan a exprimé sa sympathie au gouvernement français mais n’a rien dit à propos de Baga.
L’Afrique a gardé le silence
Nous sommes peut-être au XXIe siècle, mais les vies africaines sont toujours considérées comme moins importantes pour l’information – et donc moins précieuses – que les vies occidentales.
Il y a bien sûr plusieurs explications à cela. Il n’y a pas d’images spectaculaires de Baga. La situation est difficile à comprendre et n’entre pas nettement dans cette thèse du choc des civilisations, qui représente un sujet tellement fascinant (il est gênant de reconnaître que les musulmans sont les plus grandes victimes du fondamentalisme islamique). La cible n’était pas le journalisme lui-même, comme l’était Charlie Hebdo, et n’a donc pas touché le cœur des rédactions du monde entier.
Mais quand même. Plus de 2 000 personnes sont mortes et le monde a gardé le silence. Pire, l’Afrique a gardé le silence. Il y a beaucoup d’hypocrisie sur le continent mais l’exemple récent le plus flagrant en est la présence du président gabonais Ali Bongo Ondimba à l’énorme marche de solidarité qui s’est déroulée à Paris le 11 janvier. On avait donc un dictateur africain faisant campagne pour la liberté d’expression en France alors qu’il réprime fermement et parfois violemment la liberté de la presse dans son pays. On avait un dirigeant africain prenant le temps de montrer son soutien aux victimes françaises tout en ignorant celles, bien plus nombreuses, qui meurent sur son continent.
Où sont les dirigeants africains qui condamnent le massacre de Baga ? Où sont les journalistes africains qui l’analysent et en parlent de façon obsessionnelle ? Où sont les marches de solidarité africaines ?
Alors oui, oui, nous sommes Charlie. Mais tant que nous ne serons pas Baga aussi, notre indignation et notre solidarité à propos du massacre de Paris montrent également que nous, les Africains, nous négligeons nos propres tragédies et faisons passer les vies occidentales avant les nôtres.
Source : Courrier international - Daily Maverick
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