Saintes, le 4 janvier 2006
A Monsieur Jacques Chirac
Président de la République, Palais de l’Elysée
Monsieur le Président,
Vous venez d’annoncer que vous ferez inscrire l’interdiction de la peine de mort dans la Constitution française. Cet acte solennel, d’une portée historique, confirmera le message que vous avez fait lire par Madame Nicole Guedj, le 6 octobre 2004, aux participants du 2e Congrès mondial contre la peine de mort. Il commençait ainsi :
« Vous êtes rassemblés aujourd’hui à Montréal au nom d’une conviction et d’un engagement qui sont aussi la conviction et l’engagement de la France. La vie humaine est inviolable et sacrée. En aucun cas la mort ne peut être un acte de justice. »
Bravo, Monsieur le Président ! Vous faites honneur à la France des droits de l’homme et attestez ainsi de votre grand humanisme.
Hélas, Monsieur le Président, pourquoi faut-il que cet humanisme ne fasse que masquer les pires intentions jamais conçues sur cette terre pour massacrer des hommes ?
« La vie humaine est inviolable et sacrée. En aucun cas la mort ne peut être un acte de justice », dites-vous. Alors expliquez-nous pourquoi dans le même temps vous entretenez et modernisez les armes atomiques de la France : 348 têtes nucléaires placées sur des missiles eux-mêmes prêts à partir de sous-marins nucléaires et d’avions, chacune d’elles ayant une puissance dépassant en moyenne 10 fois la bombe d’Hiroshima.
A l’aune de cette bombe qui fit plus de 200 000 morts, les quelque 57 millions de tonnes d’équivalent TNT dont vous disposez pourraient faire un milliard de morts. Expliquez-nous pourquoi la France doit entretenir à grands frais un milliard de guillotines. Avec, il est vrai, un seul bourreau : le chef de l’Etat, c’est-à-dire vous-même.
Expliquez-nous comment la vie humaine peut être « inviolable et sacrée » quand il s’agit de celle d’un seul individu présumé criminel, et ne pas l’être quand il s’agit de millions de personnes ayant pour seul tort d’être nées ou de vivre dans des villes étrangères. Si « en aucun cas la mort ne peut être un acte de justice », le serait-elle dans ce cas ?
Aux congressistes de Montréal, vous disiez partager leur « refus de la peur et de l’esprit de vengeance. Le choix de la justice et de l’humanisme. »
« Les partisans de la peine de mort, écriviez-vous encore, cherchent à la légitimer par des considérations d’équité et d’efficacité. Il n’en est rien. Il n’existe pas de justice infaillible et chaque exécution peut tuer un innocent. La peine capitale ne répare pas le préjudice des victimes, pas plus qu’elle ne sert la sécurité de la société. »
Que dites-vous alors des partisans de la peine de mort par arme nucléaire ? Parce qu’elle serait administrée en masse et non plus au détail à la population d’une capitale, cette peine-là deviendrait-elle soudain légitime, équitable, efficace, juste, réparatrice ? Combien d’innocents cette exécution-là pourrait-elle tuer, infailliblement certes, mais sans justice ni procès ?
« La peine de mort est aussi intrinsèquement injuste. Les arguments de la défense ou les voies de recours s’épuisent plus vite pour les pauvres ou les minorités que pour les riches. »
La peine de mort par arme nucléaire serait-elle au contraire intrinsèquement juste ? Dans le petit quart d’heure dont vous disposerez pour décider de son exécution, la population -riche ou pauvre et plus probablement pauvre- que vous condamnerez aura-t-elle eu le temps de développer les arguments de sa défense et d’exercer des voies de recours ?
Ne venez pas nous dire, Monsieur le Président, que ces armes « exceptionnelles » sont destinées à ne jamais servir, qu’elles sont là uniquement pour dissuader un hypothétique agresseur d’attenter à nos « intérêts vitaux ». Si vous considérez la vie humaine comme « inviolable et sacrée », vous vous interdirez d’expédier ad patres des millions de personnes en pianotant sur votre valise nucléaire. Puisque vous condamnez « l’esprit de vengeance » et que « la peine capitale ne répare pas le préjudice des victimes », vous ne le ferez même pas pour « venger la France » du pire malheur qui puisse lui arriver -et que sa force de frappe risque justement de provoquer- : une éventuelle attaque nucléaire.
Votre dissuasion ne vaut rien, Monsieur le Président. Elle ne vaut rien mais elle nous coûte fort cher : 1500 milliards de francs dépensés de 1945 à 1998 pour la force de frappe, et des dizaines de milliards d’Euros qui continuent à l’être année après année dans un budget croissant au sein de la Loi de Programmation Militaire que vous avez fait adopter en 2002.
Il serait temps de choisir, Monsieur le Président, entre deux attitudes radicalement contradictoires. Vous ne pouvez pas d’un côté affirmer des valeurs humanistes, le caractère sacré de la vie humaine, et d’un autre côté conserver le droit et le moyen de massacrer des populations entières. Vous ne pouvez pas d’une main expédier la guillotine aux oubliettes de l’histoire et de l’autre graisser les instruments capables de tuer un milliard de personnes.
« Sans attendre, j’appelle à nouveau aujourd’hui à l’instauration d’un moratoire général de toutes les exécutions capitales, première étape vers l’abolition universelle », disiez-vous.
Sans attendre, je vous appelle à nouveau aujourd’hui, Monsieur le Président, à l’instauration d’un moratoire général sur tous les programmes d’armements nucléaires et notamment français (M45, M51, 4e SNLE, TNO, LMJ...), première étape vers leur abolition universelle, conformément à l’article VI du Traité de Non Prolifération nucléaire que la France a ratifié.
« A l’heure où le monde semble saisi par le vertige de la violence, faisons preuve de confiance dans l’avenir. Choisissons résolument la voie de l’éducation et de la prévention. Démontrons par un nouveau progrès de la justice et du droit que nous entendons conduire fermement le combat contre les fléaux contemporains avec les armes de la liberté et de l’humanisme. »
Pas avec les armes de destruction massive.
« L’abolition de la peine de mort est inscrite dans le progrès de la civilisation. » Celle des armes nucléaires l’est aussi. Il dépend de vous, Monsieur le Président, que la France fasse progresser la civilisation avant que la prolifération nucléaire n’aboutisse à sa complète destruction.
Jean-Marie Matagne
Président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire
Docteur en philosophie