Chacun ici en est conscient, la 7e Conférence de révision du TNP (New York, 2 mai-27 mai 2005) pourrait bien être celle de la dernière chance pour le désarmement nucléaire. Naturellement, les cinq puissances nucléaires parties au TNP sont engagées dans des manœuvres. La France n’y fait pas exception. Dans divers documents dont la brochure intitulée « Combattre la prolifération, promouvoir le contrôle des armes et le désarmement : la contribution de la France », la France énumère les systèmes d’armes qu’elle a abandonnés ou les installations qu’elle a fermées -en fait le plus souvent pour cause d’obsolescence technique ou politique – et se présente comme un modèle de désarmement. Vrai ou faux ? Voyons donc comment la France justifie la conservation –ou plutôt « le renouvellement et la modernisation » (J. Chirac)- de son arsenal nucléaire en dépit de l’article 6 du TNP par lequel elle s’était engagée à l’éliminer, comme les autres Etats nucléaires, et ce depuis qu’elle l’a ratifié en 1992.
Le rôle déclaré des armes nucléaires
La dissuasion nucléaire demeure « plus que jamais » une composante centrale de la défense française, dans les discours comme dans les faits : « Livre Blanc » de la Défense (1994), loi de programmation militaire 2003-2008, discours du président Chirac devant l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale, le 8 juin 2001. Ce discours antérieur au 11 septembre fait toujours autorité en matière de stratégie française. S’adressant à son tour aux auditeurs de l’IHEDN le 2 février 2004, la ministre de la Défense, Mme Alliot-Marie, en a souligné la validité permanente. C’est encore lui que le chef d’état-major des armées françaises, le général Henri Bentégeat, invoque dans l’interview publiée par Le Monde du 12 mars 2005 sous le titre : « Face à la prolifération, la meilleure réponse est la dissuasion ». Voici quelques extraits significatifs du discours présidentiel :
« La dissuasion nucléaire est d’abord un facteur important de la stabilité internationale. C’est à elle que l’Europe doit d’avoir été préservée, depuis plus de cinquante ans, des ravages qu’elle a connus au cours du XXe siècle. Imposant la retenue, incitant à la raison, la menace nucléaire crédible commande la paix. Nos forces nucléaires ne sont dirigées contre aucun pays et nous avons toujours refusé que l’arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille employée dans une stratégie militaire. (…) Alors même que des arsenaux considérables existent encore ou se développent dans diverses parties du monde, cette garantie reste pour nous fondamentale. (…) Ce que j’affirme, devant vous, c’est que la France, fidèle à son concept de non-emploi, a et conservera les moyens de maintenir la crédibilité de sa dissuasion face à toutes les nouvelles menaces. »
Ces assertions appellent un certain nombre de questions, et autant de réponses.
Les armes nucléaires, facteur de paix dans le monde ?
« La dissuasion nucléaire est d’abord un facteur important de la stabilité internationale » : il s’agit là d’un simple postulat. Mais puisqu’il se présente comme l’énoncé d’un fait, c’est aux faits qu’il faut le confronter.
Historiquement, la « dissuasion nucléaire » a eu des effets contradictoires. A première vue, elle semble avoir évité une confrontation directe entre l’Union soviétique et les Etats-Unis pendant la « guerre froide ». En fait, elle a alimenté celle-ci, aggravé les tensions, entraîné la course aux armements -nucléaires et conventionnels- et provoqué des guerres locales ou régionales, les « deux Grands » s’affrontant sur des terrains « périphériques ». Les armes nucléaires américaines ont d’abord déterminé Staline, dès la conférence de Potsdam (juillet 1945) et plus encore après leur emploi contre le Japon, à s’en procurer au plus vite l’équivalent pour contrebalancer la menace tout en renforçant son armée conventionnelle. Une fois partagées (la première bombe A soviétique date de 1949), ces armes n’ont pas empêché la guerre de Corée (1950-1953) opposant les USA à la Russie par coréens et chinois interposés ; ni la guerre d’Indochine, suivie de celle du Viêt-Nam ; ni l’intervention soviétique en Afghanistan, ni récemment l’intervention américaine dans ce pays ; ni la guerre Irak-Iran ; ni les guerres israélo-arabes. L’arsenal nucléaire israélien lui-même, pourtant existant et connu dès 1968, n’a pas empêché la guerre de Yom Kippour (octobre 1973). Après la mort de Staline (mars 1953), la menace nucléaire permanente a perpétué l’esprit de la guerre froide (méfiance, peur, hostilité et confrontation indirecte), qui a lui-même contribué à alimenter dans le tiers-monde d’innombrables conflits armés ayant fait au total, avec ceux déjà cités, trois fois plus de morts que la première Guerre mondiale. Il est donc loin d’être prouvé, c’est le moins qu’on puisse dire, que la dissuasion nucléaire ait été « un facteur important de la stabilité internationale ». Avec ou sans bombe, la France elle-même a eu ses guerres coloniales et devrait savoir que la terreur nucléaire n’a nullement empêché les guerres de ravager le monde.
Il est en revanche prouvé qu’elle a entraîné de son seul fait de redoutables crises. C’est en effet la recherche de « l’équilibre nucléaire » qui a poussé Khrouchtchev à implanter des missiles à Cuba, ce qui a mis le monde au bord d’une nouvelle guerre mondiale, nucléaire cette fois (crise de Cuba, octobre 1962). En plusieurs autres occasions, dont certaines passées inaperçues, le monde a frôlé la guerre nucléaire. On sait que les dirigeants américains, même s’ils y ont finalement renoncé, ont envisagé l’usage d’armes atomiques pendant la guerre de Corée et celle du Viêt-Nam. On sait moins, en France, qu’en automne 1983, alors que les dirigeants soviétiques enfermés au Kremlin redoutaient une attaque nucléaire américaine, on doit au sang-froid et à l’indiscipline d’un officier de garde, le lieutenant-colonel Petrov, d’avoir traité comme « fausse alerte », dans la nuit du 26 septembre, des phénomènes météorologiques interprétés par le système d’alerte soviétique comme un départ de missiles américains, et d’avoir ainsi évité une possible « riposte anticipée » de la part des soviétiques. Plus récemment, le naufrage du sous-marin nucléaire russe « Koursk » (août 2002) peut être légitimement interprété comme une crise nucléaire majeure.
S’il est vrai qu’en Asie l’arme nucléaire semble depuis peu inciter l’Inde et le Pakistan à chercher un modus vivendi à propos notamment du Cachemire, c’est au prix d’une crise majeure qui a failli dégénérer en guerre atomique au printemps 2002, et tandis qu’ils continuent à s’armer, rien ne nous garantit que cette situation ne se reproduira pas. On ne peut dire non plus qu’en Extrême-Orient, les armes nucléaires de la RDPC soient un facteur de stabilité régionale, à moins d’entendre par là la pérennisation de la dictature nord-coréenne. Elles plongent l’ensemble de la péninsule coréenne dans un climat d’avant-guerre et incitent le Japon à reconsidérer l’interdit constitutionnel des armes nucléaires. Au Moyen-Orient, les armes nucléaires, loin d’être un « facteur de stabilité », sont directement à l’origine de tensions et de guerres : la « guerre du Golfe » (1991) a eu pour premier objectif -avant même la libération du Koweït- d’empêcher Saddam Hussein d’accéder aux « armes de destruction massive » nucléaires. C’est ce but que poursuivait George Bush Sr en menant la « logique de guerre » jusqu’à son terme, et en ignorant l’ouverture faite par Saddam Hussein (dès le 12 août puis en septembre 1990) qui lui aurait permis de se retirer du Koweït dans une négociation d’ensemble sur les problèmes du Moyen-Orient. La deuxième « guerre du Golfe » (2003) ne pouvait plus avoir ce but puisqu’il était déjà atteint, mais George W. Bush n’en a pas moins utilisé les « armes de destruction massive » comme prétexte pour attaquer l’Irak. A présent, c’est l’Iran qui est en ligne de mire… Remarquons au passage que les armes nucléaires sont appelées "armes de dissuasion" lorsqu’elles sont entre les mains des grandes puissances, et "armes de destruction massive" entre les mains des autres...
A l’échelle mondiale, elles sont moins que jamais un facteur de sécurité. En ne respectant pas l’article 6 du TNP, les cinq puissances nucléaires officielles justifient leur prolifération dans les autres Etats, laquelle augmente la tentation et la probabilité de « guerres préventives ». La dissémination de ces armes ou de matières radioactives entre les mains de terroristes est facilitée par l’absence de système de contrôle mutuel et de coopération des Etats dans le cadre d’un désarmement général. Etatique ou terroriste, la menace nucléaire ne cesse donc de croître. Par ses exportations de technologies et matériaux nucléaires (en Israël, en Irak, et dans bien d’autres pays), par sa théorie dite de « dissuasion du faible au fort » (appliquée entre autres par la Corée du Nord), par son refus d’appliquer l’article 6 du TNP, la France a contribué et continue de contribuer activement à la prolifération nucléaire, donc à la déstabilisation du monde.
Et en Europe ?
« C’est à elle que l’Europe doit d’avoir été préservée, depuis plus de cinquante ans, des ravages qu’elle a connus au cours du XXe siècle. »
Cette assertion s’autorise du postulat précédent, tout en prétendant le démontrer sur le cas de l’Europe. Mais ce cas, s’il était démontré, ne serait jamais que l’exception confirmant la règle générale. Or, il ne l’est même pas. En effet, la coïncidence temporelle entre l’apparition des armes nucléaires dans le monde et une période de paix prolongée en Europe -comparable en durée à celle qui a séparé la guerre de 1870 de celle de 1914, alors que les armes nucléaires n’existaient pas- ne prouve pas que la « paix » (l’absence de guerre… à quelques oublis près : Grèce, Yougoslavie, Kosovo…) soit due à ces armes. Pour prouver que celles-ci ont dissuadé l’Union soviétique d’attaquer l’Europe occidentale, il faudrait d’abord prouver que l’URSS en avait l’intention. Certains historiens pensent que Staline préparait une telle offensive militaire dans les mois précédant sa mort. Si tel était le cas, cela prouverait que les armes atomiques de l’OTAN n’entraient pas dans ses calculs, ou plutôt qu’il croyait pouvoir en neutraliser l’emploi grâce à la bombe H qu’il comptait détenir bientôt (l’URSS en fera l’essai moins de six mois après sa mort). Dans le cas contraire, c’est-à-dire si la guerre « conventionnelle » n’entrait pas dans ses projets, les armes atomiques de l’OTAN l’auraient encore moins empêché d’user des autres moyens de subversion (politique) dont il disposait pour avancer ses pions, et qui auraient néanmoins pu déboucher sur des guerres civiles -comme celle qui ensanglanta la Grèce de 1946 à 1949, on semble l’oublier, alors même que les Etats-Unis avaient le monopole de la bombe A ! Quant à ses successeurs, à commencer par Khrouchtchev, le concepteur de la « coexistence pacifique », il est encore plus douteux qu’ils aient nourri une telle visée guerrière (même si l’état-major soviétique peut avoir mis « l’option » à l’étude). Qu’on relise donc les mémoires de Khrouchtchev. S’il a opéré des coupes sombres dans l’Armée rouge au profit des armes nucléaires, c’est précisément qu’il craignait une attaque nucléaire des Etats-Unis : va-t-on dire pour autant que ces armes ont « dissuadé » les Etats-Unis ou l’OTAN d’attaquer l’URSS ? Dans ce sens-là aussi, l’intention agressive reste à prouver, et l’on trouvera fort peu de stratèges occidentaux pour se prêter à l’exercice.
Tout au plus doit-on admettre que la présence d’armes nucléaires a « gelé » pendant près d’un demi-siècle le partage de l’Europe en deux « camps » ennemis, au détriment des peuples qui souhaitaient s’affranchir de la tutelle soviétique ou changer de régime politique (Berlin, 1953 ; Budapest, 1956 ; Prague, 1968). A contrario, les efforts en faveur d’un premier vrai désarmement nucléaire, poussés par Mikhaïl Gorbatchev et couronnés de succès avec le traité de Washington sur les Forces Nucléaires Intermédiaires (décembre 1987), ont changé cette donne. C’est eux qui ont mis fin à la guerre froide et permis la chute du mur de Berlin. Bref, s’il n’est nullement prouvé que les armes de l’OTAN comme celles du pacte de Varsovie aient évité la « guerre chaude » à l’Europe, il est en revanche certain qu’elles y ont entretenu la « guerre froide » et l’oppression des libertés démocratiques, tant à l’Ouest d’ailleurs qu’à l’Est de l’Europe. Il est essentiel d’observer qu’au moment de la "crise de Cuba" d’octobre 1962, Kennedy redoutait que, si les Etats-Unis attaquaient Cuba comme l’y poussaient les militaires américains, Khrouchtchev commençât non par user de ses missiles mais par attaquer Berlin-Ouest. On aurait alors constaté que "l’équilibre de la terreur" à l’origine de la crise, loin de protéger l’Europe de la guerre, l’y auraient importée.
Quant à la force de frappe française, elle n’a jamais dissuadé aucun « ennemi extérieur » de quoi que ce soit, ce qu’il serait aisé de démontrer. C’est peut-être pour cela, parce qu’à aucun moment aucun président français n’a jamais eu à gérer une crise nucléaire, que l’actuel président de la République peut continuer d’ignorer ce que John F. Kennedy confiait au vieil ami de sa famille, Ormsby-Gore (devenu Lord Harlech), ambassadeur de Grande-Bretagne, au plus fort de la crise de Cuba : « Vous savez, c’est vraiment un état de choses intolérable quand les nations peuvent se menacer mutuellement avec des armes nucléaires. C’est tellement irrationnel. Un monde qui renferme de grandes quantités d’armes nucléaires est un monde impossible à gouverner. Nous devrons absolument tenter de parvenir au désarmement si nous sortons de cette crise… Parce que c’en est trop, tout simplement.”
Kennedy ayant été assassiné en 1963 et Khrouchtchev écarté du pouvoir l’année suivante, leurs successeurs ont oublié la leçon des sueurs froides : les armes nucléaires rendent le monde invivable.
Armes de dissuasion ?
- « Imposant la retenue, incitant à la raison, la menace nucléaire crédible commande la paix. »
Mais à qui donc la menace nucléaire impose-t-elle la « retenue » et la « raison » ?
A celui qui est menacé (et qui, par hypothèse, dispose aussi de moyens nucléaires) ? S’il est capable de retenue et de raison, nul besoin de les lui imposer. A moins que le fait de s’être procuré des armes nucléaires manifeste à lui seul un manque de retenue et de raison ?
A celui qui brandit la menace ? Mais s’il la met à exécution contre un autre Etat nucléaire qui l’attaquerait par des moyens « conventionnels », il perd toute retenue et toute raison puisqu’il commet un génocide sur le peuple « ennemi » et soumet son propre peuple à un génocide réciproque. On peut s’interroger sur la santé mentale de quelqu’un qui dit : « Si tu portes atteinte à mes ‘intérêts vitaux’, je me suicide avec toi ». C’est Gribouille se jetant à l’eau pour éviter la pluie.
Donc,
ou bien la menace est « crédible », mais seulement entre les mains d’un forcené,
ou bien elle est entre les mains d’un homme (ou d’un gouvernement) raisonnable, mais elle cesse d’être crédible (cas du président Giscard d’Estaing, qui s’était résolu à ne pas employer l’arme nucléaire en premier, même en cas d’invasion du territoire français ; cas du président Mitterrand qui a déclaré les armes nucléaires « armes barbares » ; cas présumé du président Chirac, chrétien et humaniste).
Ainsi, l’arme nucléaire, en tant qu’arme de « dissuasion », est parfaitement contradictoire du point de vue des « vertus » qu’elle exige des « dissuadeurs ». Il ne lui reste qu’une fonction (la seule retenue par le président Giscard) : entraîner l’autre dans une destruction mutuelle, en cas d’attaque nucléaire de sa part. C’est l’arme de Samson, arme de vengeance, et rien d’autre. Même de ce point de vue en soi fort éloigné de la raison, elle est irrationnelle puisqu’elle généralise la destruction de son propre peuple, que l’autre n’avait fait qu’« entamer » (comme dit VGE).
Elle est également contradictoire en tant que système censé « commander la paix ».
En effet :
Si ceux qui se dissuadent mutuellement sont à la fois déraisonnables et agressifs, dès qu’ils le pourront ils se feront la guerre, y compris nucléaire.
Si l’un des deux est rationnel sans être pacifique, il peut parier sur la raison et le pacifisme de l’autre pour l’attaquer par des moyens conventionnels, et l’arme nucléaire de l’autre ne le dissuadera pas de lui faire la guerre au moment qu’il jugera opportun (voir ci-dessus la première des deux hypothèses sur les intentions de Staline en 1953).
Si les deux sont raisonnables et pacifiques –comme le système de dissuasion mutuelle le postule pour demeurer en équilibre- ils n’ont pas besoin de se dissuader. (Cas de la Russie et des Etats-Unis depuis la fin de la guerre froide, sinon depuis ses origines ou depuis la mort de Staline). Mais les armes étant là, des décideurs nucléaires, même raisonnables, peuvent perdre en cas de crise le contrôle d’eux-mêmes et/ou de la situation générale (ce qui a failli se produire pendant la crise de Cuba).
Dans tous les cas, la « dissuasion nucléaire » ne commande pas la paix, mais la peur, qui est aussi facilement mauvaise que bonne conseillère. Si elle n’est pas déjà le produit de cerveaux dérangés, elle risque fort de les « déranger » au pire moment qui soit : en pleine crise nucléaire, quand les décisions doivent se prendre dans le quart d’heure qui suit.
Armes de terrain ?
« Nos forces nucléaires ne sont dirigées contre aucun pays… - Alors qui donc menacent-elles ? Les missiles français sont-ils programmés pour attaquer la lune ?- … et nous avons toujours refusé que l’arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille employée dans une stratégie militaire. »
C’est faux : du temps du président Giscard, les missiles “Pluton” étaient considérés par l’état-major français comme un moyen de rétablir l’équilibre sur le champ de bataille, face à une offensive de chars victorieuse. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, lors de manœuvres organisées en mai 1980 à la demande du président, qu’on ne pouvait utiliser ces armes nucléaires, même en « zone française » de la RFA, sans provoquer une riposte similaire et exposer « nos troupes » à l’anéantissement. Le missile et les autres armes dites « tactiques » (missiles ASMP) se sont alors progressivement spécialisés dans leur deuxième fonction : délivrer « l’ultime avertissement » avant la « frappe anti-cités ». Le président Mitterrand a fait re-qualifier par la suite le « Pluton » puis le « Hadès » et les ASMP en « missiles préstratégiques », rencontrant d’ailleurs à ce sujet l’opposition ouverte d’André Giraud, ministre de la défense dans le gouvernement Chirac (1986-88). Le débat, évidemment, a échappé à la nation, mais pas à tout le monde.
De plus, la fabrication d’armes nucléaires dites miniaturisées –les fameuses « mininukes »- conçues pour être utilisées sur le terrain a bel et bien été envisagée depuis que Jacques Chirac est devenu président de la République (1995) et a repris les essais nucléaires avant la mise en place d’essais de laboratoire. L’armée française construit actuellement au CESTA (Le Barp, en Gironde) -l’équivalent du National Ignition Facility américain- la Ligne d’Intégration Laser (LIL) préfigurant elle-même le programme du Laser Méga Joule (LMJ). On y poursuivra des recherches sur l’allumage par lasers de la fusion thermonucléaire, c’est-à-dire le moyen de miniaturiser des bombes H. Il a fallu un gros titre et des articles dans le journal « Libération » (27 octobre 2003) sur « la petite bombe de Chirac », pour que l’actuelle ministre de la défense en vienne à déclarer le 2 février 2004 : « En matière de dissuasion, il n’y a pas de nouvelle doctrine à l’étude. L’arme nucléaire est une arme politique, de nature différente, qui n’est en aucun cas destinée à la bataille. Dans le respect de ces principes, nous avons écarté l’option d’une arme miniaturisée. Le développement d’une telle arme poserait la question de l’évolution de notre doctrine vers l’emploi, ce que nous refusons. » « Nous avons écarté l’option ». Mais tout en déclarant que la France a renoncé au « développement » d’une telle arme –c’est-à-dire à sa fabrication, techniquement exclue pour au moins une à deux décennies- Madame la ministre confirmait les crédits de recherche pour le LMJ, et leur augmentation. A quoi servent ces recherches si elles ne visent pas à rendre possible le développement d’une telle arme lorsqu’elles auront atteint leur objectif ? Certainement pas, comme on l’a prétendu, à assurer « la maintenance » des armes existantes.
- « Ce que j’affirme, devant vous, c’est que la France, fidèle à son concept de non-emploi… »
Si ce « concept » porte sur le non-emploi de l’arme nucléaire en général, il est rigoureusement contradictoire avec la « crédibilité de la dissuasion » : pour que l’on craigne votre arme, il faut vous déclarer prêt à l’utiliser « si besoin est ». S’il s’agit seulement de son non-emploi en tant qu’arme de bataille, il est à craindre que la « fidélité » de la France à ce « concept » ne dure que jusqu’à la prochaine tentation. On l’a vu à propos des missiles tactiques comme des « mininukes ». La suite de la phrase présidentielle renforce cette inquiétude :
- « … (la France) a et conservera les moyens de maintenir la crédibilité de sa dissuasion face à toutes les nouvelles menaces… »
Comme l’a prouvé le 11 septembre 2001, française ou pas, la dissuasion nucléaire n’a aucune « crédibilité » face à la nouvelle menace que représente le terrorisme, y compris nucléaire. Quelles sont donc les autres « nouvelles menaces » ? L’émergence de nouveaux Etats nucléaires. Lequel de ces Etats pourrait-il menacer la France ? Concrètement, aucun… mais sait-on jamais ? Comment la France pourrait-elle empêcher l’un d’eux d’accéder à l’arme nucléaire ? En participant à une « attaque préventive » -dont le principe est désormais admis au niveau européen et inscrit à demi-mots dans le projet de Constitution européenne. A quoi l’arme nucléaire pourrait-elle servir en pareil cas ? A rien. Sauf si on l’utilise effectivement. Et si l’un de ces pays parvenait néanmoins à se procurer des « armes de destruction massive » ? Ecoutons encore Jacques Chirac, le 8 juin 2001 : « J’évoquais tout à l’heure le développement par certains Etats de capacités balistiques qui pourraient leur donner les moyens, un jour, de menacer le territoire européen avec des armes nucléaires, biologiques ou chimiques. S’ils étaient animés d’intentions hostiles à notre égard, les dirigeants de ces Etats doivent savoir qu’ils s’exposeraient à des dommages absolument inacceptables pour eux. » Des dommages, donc, causés là encore par nos armes nucléaires (la France s’est interdit les autres armes de destruction massive). « Et dans ce cas, le choix ne serait pas entre l’anéantissement complet d’un pays ou l’inaction. Les dommages auxquels s’exposerait un éventuel agresseur s’exerceraient en priorité sur ses centres de pouvoir, politique, économique et militaire. » En priorité, donc sans s’interdire de frapper le reste du pays. L’ennui, c’est que cette menace « limitée » (bel exemple de « retenue » et de « raison »…) ne dispose pas des moyens nucléaires correspondants. En effet, la plus « petite » tête nucléaire dont dispose la France, en 2005 comme en 2001, a une puissance de 100 kilotonnes (100 000 tonnes de TNT). Soit 8 à 10 fois la bombe d’Hiroshima, qui fit quelque 200 000 morts. Or où se trouvent d’ordinaire les « centres de pouvoir politique, économique et militaire » d’un pays ? Dans sa capitale. Il faudra donc la vitrifier. A moins qu’un jour, peut-être, la France ne finisse par disposer des « moyens de ses ambitions », c’est-à-dire de têtes nucléaires « miniaturisées » (au demeurant lourdes d’effets radiologiques) ? Ainsi, ou bien la France n’a pas et n’aura jamais « les moyens de maintenir la crédibilité de sa dissuasion (nucléaire) face à toutes les nouvelles menaces » (premier mensonge, en forme de rodomontade) ; ou bien elle ne les a pas encore mais elle se prépare à les avoir (et c’est la raison d’être du LMJ), renonçant alors à son « concept de non-emploi » (deuxième mensonge, en forme de trahison programmée).
Dans tous les cas et dès à présent, la France trahit sa parole en ne respectant pas l’article 6 du TNP. Elle enfreint l’avis de la Cour Internationale de Justice (8 juillet 1996), qui considère que « d’une façon générale, l’emploi ou la menace d’emploi des armes nucléaires est contraire au droit international » et qu’ « il existe une obligation de poursuivre de bonne foi jusqu’à leur conclusion des négociations pour le désarmement nucléaire sous tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace ». Jacques Chirac est d’un tout autre avis : « En tant que Français et en tant qu’Européen, je suis convaincu que notre sécurité reposera à long terme sur trois piliers fondamentaux et complémentaires : le respect de la règle de droit, la modernité et l’européanisation de notre outil de défense, et la permanence de la dissuasion nucléaire. » Or, le respect de la règle de droit exclut la permanence de la dissuasion nucléaire, et l’on ne peut, de bonne foi, soutenir l’un et l’autre à la fois. Le président de la République n’en poursuivait pas moins le 8 juin 2001 : « Dans le domaine nucléaire, le Traité de non-prolifération est un instrument de stabilité essentiel. (…) Ne fragilisons pas ce traité, qui constitue également la base sur laquelle pourra se réaliser le désarmement nucléaire dans le cadre du désarmement général et complet que nous appelons de nos vœux ». De nos vœux pieux, sans doute, doublés d’une foi diamétralement contraire en la permanence de la dissuasion nucléaire.
Conclusion : la France, pour ou contre le désarmement ? La France pour l’Europe, mais quelle Europe ?
Le discours tenu au nom de la France par son président et sa ministre de la défense n’est pas crédible. Il est spécieux. Il n’a qu’un objectif : justifier la conservation et la modernisation de son arsenal nucléaire par la France. « Alors même que des arsenaux considérables existent encore ou se développent dans diverses parties du monde », cet arsenal ne présente aucune “garantie” de sécurité, ni nationale, ni européenne, ni internationale. Il contribue au contraire à encourager le développement par d’autres Etats de nouveaux arsenaux nucléaires, dont la France s’autorise pour conserver le sien. C’est un cercle vicieux, comme les raisonnements sur lesquels il repose. C’est un cercle infernal, dont l’humanité doit sortir au plus vite. Si rude soit le tournant, la France doit opérer une radicale révision de sa doctrine de défense.
Inutile de croire sauver la force de frappe en « l’offrant » une fois de plus à l’Europe. Dans leur grande majorité, les citoyens européens ne veulent pas de cette « protection » criminelle et suicidaire. Dans sa résolution du 9 mars 2005, le Parlement européen demande entre autres choses que l’Europe soit libérée de la présence de toute arme nucléaire. « Il renouvelle son soutien à la campagne internationale des maires sur le désarmement nucléaire, lancée par les maires d’Hiroshima et de Nagasaki, (…) invite les États membres de l’Union européenne à conférer à la présidence (de l’Union) un mandat l’autorisant à proposer, à New York, la convocation d’une conférence internationale pour examiner les démarches nécessaires à la réalisation de ce programme, et demande instamment que soient associés à une telle conférence le plus grand nombre possible d’États dotés –officiellement ou non – d’armes nucléaires. »
C’est le moment de montrer à quoi pourrait servir l’Europe - si tant est qu’elle soit celle des peuples, non celle de l’OTAN et d’une poignée de décideurs politiques, militaires, industriels et financiers. Le 27 mai, la Conférence de révision du TNP clôturera ses travaux et l’on saura si la France, c’est-à-dire son président, « ultime gardien de la dissuasion et décideur unique de la mise en œuvre éventuelle de nos forces nucléaires » (J. Chirac, 8 juin 2001), a soutenu ou bafoué la volonté exprimée par les députés européens. Le 29 mai, le peuple français sera appelé à adopter ou rejeter le projet de Constitution européenne. Il en tiendra certainement compte.
New York, le 2 mai 2005
Jean-Marie Matagne
Président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire
ACDN
31 Rue du Cormier
17100 – SAINTES
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