Faut-il "attaquer l’Iran ?" serait, selon l’éditorialiste et directeur de Guysen Israel News, la question à l’ordre du jour de l’année 2009. (Voir l’article de Guy Senbel.) Ainsi formulée, la question n’est pas neuve, comme on sait. Il motivait déjà l’Appel international de parlementaires et de membres de la société civile lancé en février 2006, et l’Appel aux Européens : Empêchons la guerre contre l’Iran de Michel Rocard, Yehuda Atai et Jean-Marie Matagne, paru dans Libération du 16 novembre 2007. Mais elle prendrait un caractère d’urgence du fait que le risque de voir l’Iran accéder à l’arme atomique serait désormais imminent. N’y aurait-il donc vraiment plus d’autre alternative que celle entre "la bombe iranienne ou la guerre à l’Iran" ?
Au Moyen-Orient comme ailleurs, comment pourrait-on fonder une paix durable sur la guerre ? Pour y parvenir, la négociation, la justice et la reconnaissance mutuelle ne peuvent-ils être des moyens non seulement plus humains, mais encore plus rapides, plus économiques et plus sûrs ?
Une paix fondée sur la menace d’employer des armes ou sur leur emploi effectif ne sera jamais qu’un armistice entre deux guerres. Israël devrait finir par le savoir. Toute son histoire le prouve.
Voici ce que Hannah Arendt, la philosophe juive d’origine allemande qui avait échappé au nazisme en se réfugiant en France puis aux Etats-Unis, écrivait début 1948, peu avant la création de l’Etat d’Israël :
"Il y a peu d’illusions à se faire sur l’issue finale d’une guerre totale entre Arabes et Juifs. On peut gagner de nombreuses batailles sans gagner la guerre...
"Et même si les Juifs devaient gagner la guerre, la fin du conflit verrait la destruction des possibilités uniques et des succès uniques du sionisme. Le pays qui naîtrait alors serait quelque chose de tout à fait distinct du rêve des Juifs du monde entier, sionistes et non-sionistes. Les Juifs "victorieux" vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur auto-défense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire ; le développement économique serait exclusivement déterminé par les besoins de la guerre. Et tout cela serait le destin d’une nation qui, quand bien même elle absorberait de plus en plus d’immigrants et repousserait de plus en plus loin ses frontières (...) resterait néanmoins un tout petit peuple largement inférieur en nombre à ses voisins hostiles."
(Pour sauver le foyer national juif, il en est encore temps, publié dans "Commentary" du 5 mai 1948, traduit par Pierre Pachet in "Penser l’événement", Belin édit.)
Ces pronostics concernant l’Etat juif que l’on s’apprêtait à créer à la place du Foyer national juif de Palestine se sont, hélas, vérifiés quasiment mot pour mot depuis 60 ans que cet Etat existe.
Israël s’est fié pendant longtemps à la grande motivation et à la supériorité technique de Tsahal pour tenir en respect "ses voisins hostiles" (arabes, ou plus largement musulmans, comme aujourd’hui avec l’Iran), ou pour battre leurs armées. L’échec de sa dernière aventure au Liban a mis un terme à cette réputation d’invincibilité. Pour compenser son infériorité numérique, il ne lui reste plus que ses armes nucléaires. Mais il était prévisible et il est inéluctable qu’Israël perde un jour ou l’autre son monopole nucléaire dans la région. Si ce n’est par l’Iran -qui s’en défend mais qu’on n’est pas obligé de croire- ce sera par quelque autre voisin. Cette fatale perspective arrive à échéance.
Hannah Arendt en son temps ouvrait une tout autre perspective :
"L’idée d’une coopération arabo-juive, bien que jamais mise en pratique et aujourd’hui moins réalisable que jamais, n’est pas une rêverie idéaliste mais la simple formulation du fait que sans elle toute l’entreprise juive en Palestine est condamnée. Juifs et Arabes pourraient être contraints par les circonstances de montrer au monde qu’il n’y a pas de fossé entre deux peuples qui ne puisse être comblé. Bien plus, la réalisation d’un tel modus vivendi pourrait finalement servir de contre modèle à cette tendance dangereuse qu’ont les peuple jadis opprimés à se couper du reste du monde et à nourrir à leur tour des complexes de supériorité nationalistes.
"Beaucoup d’occasions pour une amitié judéo-arabe ont déjà été manquées, mais aucun de ces échecs ne peut modifier le fait essentiel, à savoir que l’existence des Juifs en Palestine en dépend." (Ibid)
Soixante ans plus tard, le "fait essentiel" reste le même pour les Israéliens. Mais bien qu’on ne compte plus les "occasions manquées" pour cette "amitié judéo-arabe", il subsiste toujours une alternative au "complexe de Samson" -entraîner l’autre dans son propre suicide- du moins tant que l’irrémédiable n’est pas commis.
Encore aujourd’hui, il n’y a rien d’impensable à vouloir :
Eliminer du Moyen-Orient toutes les armes de destruction massive existantes et potentielles.
C’est ce que propose le "Comité israélien pour un Moyen-Orient sans armes nucléaires, biologiques et chimiques". L’un de ses fondateurs, Gideon Spiro, présent aux 3e Rencontres internationales pour le désarmement nucléaire, biologique et chimique qui se sont tenues à Saintes en mai 2008, a saisi cette occasion pour lancer un appel en ce sens à l’ambassadeur d’Iran, également présent à ces Rencontres. A quoi l’ambassadeur Ali Ahani a répondu : "L’Iran a déjà fait cette proposition à l’ONU... Mais comment voulez-vous que le régime d’Israël y réponde, alors que ce régime n’a pas signé le TNP et refuse tout contrôle de ses installations dans le domaine nucléaire comme dans les autres domaines, biologique et chimique ?"
Un changement d’attitude à cet égard impliquerait qu’Israël accepte de négocier l’abandon de ses propres armes de destruction massive contre la garantie internationale (notamment américaine, mais pas seulement) de sa pérennité dans des frontières "sûres, précises et universellement reconnues" - et contre des engagements comparables (et assortis de garanties concrètes) de la part de l’Iran et des autres Etats de la région : ne jamais acquérir d’arme nucléaire ni d’autres armes de destruction massive ; cesser de remettre en cause l’existence d’Israël ; renoncer à toute espèce de terrorisme... Telle serait l’alternative à "l’attaque (c’est-à-dire la guerre) contre l’Iran" et aux attaques contre Israël -pour le moment verbales- du président Ahmadinejad ou de son successeur éventuel après les élections iraniennes de 2009.
Etablir la paix au Moyen-Orient sur la justice entre les peuples et les communautés -donc sur la création d’un Etat palestinien viable, dans des frontières elles aussi "sûres, précises et universellement reconnues"-, et sur l’amélioration de la vie quotidienne de tous, en commençant par ceux qui souffrent le plus -donc en levant le blocus inhumain dont sont victimes un million et demi de Gazaouis.
Intégrer ce processus dans un processus global de refondation de la sécurité et de la paix mondiales sur la coopération internationale, et non plus sur les menaces d’anéantissement collectif.
Ce qui implique notamment, à plus ou moins brève échéance, l’élimination négociée, méthodique et dûment contrôlée, de toutes les armes nucléaires de l’ensemble de la planète.
MM. Obama, Brown, Poutine, et bien d’autres avec eux, se déclarent prêts à s’engager sur cette voie. L’impensable d’hier, devenu pensable aujourd’hui, est réalisable demain. A condition de le vouloir.