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Désarmement Nucléaire
Intervention de Michel Rocard à la rencontre de Global Zero

Paris, le 3 janvier 2010


Publié le 11 février 2010

Avec l’aimable autorisation de Michel Rocard, dont nous le remercions vivement, voici le texte complet de son intervention à la réunion de Global Zero à Paris (2-4 janvier 2010).

Cette publication ne signifie pas nécessairement que nous partagions toutes ses analyses, ni son optimisme -très relatif, il est vrai- quant aux chances de voir le gouvernement français adhérer à l’objectif d’abolition des armes nucléaires. Il n’est de toute façon pas nécessaire d’être optimiste pour tenter d’infléchir le cours des événements, Michel Rocard l’a lui-même montré. Et il a raison de suggérer en conclusion que "la République française" ne se limite pas au chef de l’Etat. Si une hirondelle ne fait pas le printemps, quatre peuvent déjà l’annoncer, mais une nuée d’hirondelles le feront. C’est pourquoi ACDN lance avec Monde sans guerres et sans violence la campagne "ULTIME ATOME" en vue d’obtenir une consultation du peuple français par un référendum portant sur cette question.

Concernant les autres prises de position de Michel Rocard sur le même sujet, voir les liens proposés après son texte.


Global zero s’est assigné l’objectif d’un monde sans armes nucléaires. Dans cette perspective, le cas de la France n’est ni le plus important, ni peut-être le plus difficile.

Il n’est pas simple pour autant. Car la France est sans doute, parmi les cinq détenteurs officiels de l’arme au regard du Traité de Non Prolifération, celui où la dissuasion nucléaire - toute vision d’un emploi de coercition étant exclue - est le plus profondément enracinée dans l’opinion publique et dans la vision stratégique globale de l’écrasante majorité des hauts responsables tant civils que militaires.

Il vaut la peine de rappeler très vite pourquoi. Lorsqu’en 1947 un traité international public conclu entre les Etats Unis et la Grande Bretagne consacre la possession de l’arme nucléaire par cette dernière avec l’approbation et sous le commandement - sauf cas de menace vitale - des premiers, les autorités françaises de l’époque arrivent vite à l’idée que cette arme est nécessaire à un pays du statut et de l’importance du nôtre. Cela produit un grave désaccord avec nos alliés anglo-saxons. Il ne s’agit pas de jalousie et de prolifération : nous étions aussi encombrés d’un puissant et dangereux parti communiste ! C’est pourtant la quatrième République qui lance les études et les recherches, avec notamment des décisions d’homme de gauche, cela comptera pour la suite, tels Guy Mollet et surtout Pierre Mendès France. Mais c’est De Gaulle prenant le pouvoir en 1958 et créant la cinquième République, qui fait construire la bombe, la teste, et l’intègre à nos armées. Cet effort se fait dans une grande hostilité de la part des Etats Unis qui conduisent là-contre une quasi guerre des services spéciaux. Le succès technique est interprété comme une immense victoire politique, confirmant notre indépendance et notre souveraineté et marquant un lourd désaccord avec nos amis américains. Du coup « la bombe » est populaire.

Mais sagement la France a signé le Traité de l’Atlantique Nord, et la bombe française est intégrée dans le système militaire de temps de paix de l’OTAN, sous commandement américain.

Cela ne pose pas de problème aussi longtemps que la doctrine de l’OTAN, dite des représailles massives, donne la garantie suprême à toute notre population et à tout notre territoire.

Mais, par crainte de la guerre automatique ou de la guerre accidentelle, l’OTAN passe en 1962 à la doctrine de la riposte flexible. Le message à l’Union Soviétique devient en gros « tant que vous n’utiliserez pas l’armement nucléaire, nous non plus ». Du coup le rapport des forces militaires conventionnelles, troupes américaines comprises, passe en Europe de 1 à 6 entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie.

Contrairement à la Grande Bretagne, la France qui n’est pas une île, a une longue habitude d’être envahie en provenance de l’est. Une promenade soviétique conventionnelle vers l’Ouest était une chose possible. Personne n’a jamais douté que nos amis américains viendraient nous secourir. Mais qui dit riposte flexible dit « après ». Cela pouvait vouloir dire quelques millions de morts.

Le raisonnement sur cette situation a conduit Charles De Gaulle, non pas sur un coup de colère comme on l’a dit, mais après une longue réflexion de plus de trois ans, à faire sortir en 1966 l’armée française de l’organisation militaire de temps de paix de l’OTAN, c’est à dire de la discipline américaine, pour réserver aux seules autorités françaises l’appréciation du caractère éventuellement vital d’une menace même seulement conventionnelle. Il n’en fallait pas moins pour redonner à la France exactement, et pas plus, la même liberté dans la défense de ses intérêts vitaux que la Grande Bretagne tenait d’un unique article du protocole annexe du traité de 1947.

Cette décision produisit en France un immense soulagement, car nos responsables de tous bords, et tant militaires que civils, avaient beaucoup réfléchi à l’incertitude stratégique créée par la doctrine de la riposte flexible.

L’opinion publique fut unanime et du coup elle s’appropria la dissuasion.

Je n’entre pas dans le débat de savoir si cette posture française a contribué beaucoup, un peu ou pas du tout, à la relative timidité conventionnelle soviétique en Europe vis à vis de l’occident - pas de provocations, presque pas de manœuvres - pendant les 23 ans qui suivent. Il faut simplement savoir que personne n’enlèvera de la tête des Français que la réponse à cette question est : beaucoup.

Au début de cette histoire la gauche française combat l’armement nucléaire. Mais dès 1970 ou 75 il apparaît que l’argent qu’on a mis dans la bombe on ne l’a pas mis dans les armes conventionnelles. Vers 1980 la puissance de feu conventionnelle des armées françaises de terre de mer et de l’air est la moitié de celle de la Bundeswehr allemande, et à peine 5% de celle de l’Union Soviétique. Faute de choix, la guerre froide continuant, nous nous rallions à la dissuasion, que le Président François Mitterrand et tous ses Premiers Ministres, moi-même y compris, défendent fermement.

Elle est de ce fait devenue comme un élément du Patrimoine National.

Il faut y ajouter que pour un pays qui domina le monde il y a trois siècles, et s’en souvient, puis qui a construit, et perdu, un grand empire colonial, toutes choses que je souhaiterais moi bannir de nos souvenirs pour pouvoir conduire une politique plus coopérative et plus modeste, la possession de la bombe vient conforter l’orgueil national de trop de nos concitoyens qui vivent mal la découverte qu’une certaine grandeur de la France appartient au passé.

Pardonnez-moi ce long rappel. Mais il n’est pas si étranger que cela à notre sujet : il est indispensable que la France joue tout son rôle dans le déclenchement du mouvement diplomatique des cinq nucléaires officiels vers l’éradication. Il faut pour cela que vous nous aidiez en y poussant, et pour ce faire que vous nous compreniez.

Pendant cette période, ma contribution personnelle à la « détente nucléaire » se limite, mais j’en suis déjà fier, à convaincre le Président Mitterrand de faire adhérer la France au Traité de Non Prolifération Nucléaire, que De Gaulle avait rejeté. Nous fumes observateurs en 1990 et membre plein en 1992.

Ma seconde contribution est d’avoir conduit le Président Mitterrand à diminuer d’un chaque année, le nombre de nos essais nucléaires, avec la perspective de les arrêter totalement en huit ans. Cette perspective fut après mon départ bousculée. Les essais furent malheureusement repris par Jacques Chirac, pour 6 en une seule année. Tout est maintenant fini, la base de Mururoa est fermée, désaffectée, et dénucléarisée.

C’est dès l’implosion de l’Union Soviétique que j’ai considéré que le jeu changeait. La dissuasion n’a de sens qu’à deux, nations ou regroupements de nations.

Elle n’existe en outre que si les protagonistes, quelle que soit la violence de leur hostilité, sont rationnels, et respectent un code rationnel d’échanges de signaux sur d’éventuels passage de la ligne rouge, la menace qui sera considérée comme vitale. La crise des fusées de Cuba l’a démontré à l’évidence.

Or nous ne sommes plus deux, mais une multiplicité incertaine. Et le risque de voir arriver au Gouvernement de certains états détenteurs de l’arme des fanatiques irrationnels, laïques ou à prétextes religieux, est aujourd’hui une grande probabilité.

En outre, les analystes stratégiques du monde entier continuent à réfléchir aux conflits possibles dans l’état actuel des tensions du monde. Ces conflits sont innombrables, mais il n’en est aucun pour lequel l’analyse conclut à la pertinence de l’emploi de l’arme nucléaire.

Il est donc évident pour moi que depuis l’ère post guerre froide, c’est à dire depuis vingt ans tout juste, le risque majeur est celui de la prolifération, qu’elle concerne les armes elles-mêmes ou les matières radioactives.

Or, deuxième évidence, il est tout aussi clair que la lutte conte la prolifération n’est pas à la portée d’une nation isolée, quelle que soit sa puissance et fût-elle immense. C’est la communauté internationale tout entière qui doit y participer. Car dès le principe acquis il faudra exercer des pressions, voire prendre des sanctions telles que l’isolement ou l’embargo.

Même la grande communauté des signataires du TNP n’y suffira pas. L’autorité du Conseil de Sécurité y est absolument nécessaire. Or, et c’est une troisième évidence, jamais le Conseil de Sécurité n’acceptera de prendre des sanctions pour détention de l’arme si une seule nation prétend conserver les siennes. C’est aussi simple et aussi évident que cela. De là découle l’importance majeure de l’engagement public vers l’éradication, quelle que soit par ailleurs la durée nécessaire pour sa réalisation.

Je dirai franchement et amicalement à mes amis de Global Zero que je redoute un peu la multiplication des arguments de second ordre, qui risquent d’occulter quelque peu la limpide et vigoureuse clarté de ces trois évidences.

C’est en tout cas à l’occasion des travaux de la Commission de Canberra, à laquelle j’ai eu l’honneur de participer, que j’ai pour la première fois pris publiquement cette position en 1996.

Je vous dois l’aveu que depuis cette affirmation, et Gareth Evans le sait bien, je suis resté treize ans tragiquement seul de tout l’establishment politique, administratif et militaire de la France à réaffirmer constamment cette ligne. Le politiquement correct au sujet de l’indépendance nationale consacrée par la dissuasion était devenu le ciment le plus solide de l’unité nationale. Même les partis de gauche, Socialiste - le mien - et Communiste, se sont tus. Personne n’a osé commettre le blasphème.

Je ne connais guère la Chine, mais c’est sans exemple chez les trois autres nucléaires officiels.

J’ai cosigné en 1998 ou 99, avec mon ami David Martin, Premier Vice Président du Parlement Européen, travailliste britannique, une déclaration adjurant les gouvernements français et britannique d’engager ensemble une négociation de désarmement nucléaire au titre de l’article 6 du TNP. Aucun effet bien sûr, mais nous n’avons même pas eu l’esquisse d’une réponse ou d’un commentaire.

Ce n’est qu’en 2009, que le poids de ces trois évidences : -la prolifération est le danger dominant -il faut la totalité de la communauté internationale pour lutter contre elle - le Conseil de Sécurité ne se prononcera jamais s’il subsiste des exceptions - a commencé à faire réfléchir chez nous.

J’ai donc eu la joie de pouvoir publier à l’automne 2009 une déclaration signée enfin de quatre personnalités qui avaient fini par surmonter leurs hésitations : outre moi-même, mon collègue Alain Juppé, ancien Premier Ministre et héritier du gaullisme, l’ancien Ministre de la Défense, Alain Richard et le prestigieux Général Bernard Norlain, qui fut commandant de nos forces aériennes de combat.

Jusqu’à présent rien d’autre n’a bougé. Le débat n’est pas publiquement ouvert chez nos autorités responsables. Mais leur silence ne dit plus la même chose. Il est devenu celui de la perplexité.

La présence hier ici du Secrétaire Général du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, mon ami Pierre Sellal, confirme en tous cas que la France ne s’isole plus, elle cherche le dialogue, elle a fait quelques pas, limités mais clairs et transparents dans le sens de la limitation. Ce discours d’hier m’enlève la crainte que la France ne cherche à s’opposer ou à paralyser le mouvement qui peut-être va commencer à New York en Mai à la Conférence Quinquennale du TNP.

En tout cas la République Française rejoint Global Zero à travers un groupe de quatre leaders conforme au modèle que vous avez mis en œuvre. Ce jour est pour moi un grand jour.

Michel Rocard


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