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Lettres à Robert Badinter Objet : Abolition de la peine de mort collective par armes nucléaires Publié le 9 février 2024 Aujourd’hui Robert Badinter nous a quittés après une vie bien remplie. C’est une grande perte. La France honorerait sa mémoire en prolongeant son oeuvre et s’honorerait elle-même en supprimant, après la guillotine, les armes nucléaires. Il avait été saisi du sujet. Saintes, le 5 octobre 2021 Objet : Abolition de la peine de mort. Monsieur le Ministre, Permettez-moi, à l’occasion du 40e anniversaire de l’adoption de la loi ayant aboli la peine de mort, de vous exprimer ma profonde gratitude pour votre action déterminée et déterminante en faveur de ce progrès humain dans la législation de la République Française. Vous vous êtes réjoui d’être l’un des rares humains ayant pu assister à l’aboutissement du principal combat de leur vie. J’aimerais bien pouvoir en dire autant pour ce qui me concerne, car le combat que je poursuis depuis 35 ans, c’est-à-dire depuis que j’ai entendu Mikhaïl Gorbatchev dire « Plus aucune arme nucléaire d’ici l’an 2000 ! » est bien loin d’aboutir. Pire : l’objectif ne cesse de reculer. D’après le Bulletin des savants atomistes qui gère symboliquement l’Horloge de l’Apocalypse, nous sommes à 100 secondes de minuit, c’est-à-dire que nous n’en avons jamais été aussi près depuis 1945. Les effets du réchauffement climatique s’ajoutent à la reprise de la course aux armements nucléaires et conventionnels -jamais l’humanité n’a dépensé autant d’argent pour les armes et pour la guerre- et rendent la situation de plus en plus instable. À tout moment, nous pouvons basculer dans l’horreur. Ceci donne à penser que votre œuvre, reposant sur le principe du respect de la vie humaine, devrait voir son application grandement étendue, et que vous pourriez y contribuer si vous le décidiez. En effet, vous avez obtenu l’abolition en France de la peine de mort à l’échelon individuel. Mais pas l’abolition de cette peine de mort collective que préparent les armes nucléaires. La France a remisé la guillotine, mais elle a, depuis la création du Commissariat à l’Energie Atomique en 1945, consacré l’équivalent de plus de 300 milliards d’Euros à développer ces instruments de crime contre l’humanité que sont les armes atomiques, et elle consacre chaque année entre 5 et 6 milliards d’Euros à les perfectionner. Ce sont bien des instruments de crime contre l’humanité. Dans sa Résolution 1653 XVI du 24 novembre 1961, l’Assemblée générale de l’ONU, « considérant que l’emploi d’armes nucléaires et thermonucléaires entraînerait pour l’humanité et la civilisation des souffrances et des destructions aveugles dans une mesure encore plus large que l’emploi des armes que les déclarations et accords internationaux susmentionnés proclamaient contraires aux lois de l’humanité et criminelles aux termes du droit international », a déclaré formellement que « tout Etat qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être considéré comme violant la Charte des Nations Unies, agissant au mépris des lois de l’Humanité et commettant un crime contre l’Humanité et la civilisation. » Le 4 mai 1962, à l’issue du Conseil des ministres, Alain Peyrefitte, alors porte-parole du gouvernement, posa la question à Charles de Gaulle : « « Des centaines de milliers de morts, des femmes, des enfants, des vieillards carbonisés en un millième de seconde, et des centaines de milliers d’autres mourant au cours des années suivantes dans des souffrances atroces, n’est-ce pas ce qu’on appelle un crime contre l’humanité ? » Le Général lève les bras. Ce n’est pas son problème. » (C’était de Gaulle, T 1, p 165) Mais la Constitution du 4 octobre 1958 elle-même donne tort au fondateur de la Ve République. Selon elle, « le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 » (Préambule, premier alinéa). Toujours en vigueur dans notre Constitution, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, considérant que « l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements », fait obligation « à tous les Membres du corps social » d’avoir constamment à l’esprit « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme », et de comparer « à chaque instant » « les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif avec le but de toute institution politique » (Déclaration, premier alinéa). « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. » (Déclaration, Article 2) Tous les membres et toutes les autorités de la République doivent constamment veiller au respect des droits de l’Homme. L’abolition de la peine de mort, inscrite dans la Constitution (article 66-1) est également inscrite dans la Convention européenne des droits de l’Homme et dans son protocole n°13 du 3 mai 2002 relatif à l‘abolition de la peine de mort en toutes circonstances, même en temps de guerre, tous deux signés par la France. Ainsi, l’arme nucléaire, instrument de crime contre l’humanité, est contraire au droit international et à la Constitution française. Elle n’a pas sa place dans la panoplie de la République. Tel est le sens de la Proposition de Loi référendaire, actuellement signée par 52 membres du Parlement, que je vous prie de trouver en pièce jointe. Je vous serais reconnaissant, Monsieur le Ministre, de vous exprimer sur ce sujet, et fort obligé si vous acceptiez de me recevoir pour en parler. Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma très haute considération. Jean-Marie Matagne **** Réponse de Robert Badinter par lettre privée en date du 28 octobre et par échange téléphonique. **** Réponse à Robert Badinter Saintes, le 3 novembre 2021 Objet : Abolition des armes nucléaires Monsieur le ministre, Je vous remercie vivement pour votre réponse du 28 octobre à ma lettre du 5 octobre. Je comprends fort bien que vous ne souhaitiez pas, « à votre âge » (pour reprendre votre formule), vous engager dans un combat politique, que ce soit pour la participation de la France à l’abolition des armes nucléaires et radioactives ou pour toute autre chose. Ce n’est pas non plus ce que je sollicite. En fait, étant donné le magistère que vous exercez, il suffirait de quelques mots de votre part en faveur de cette cause pour en faire un sujet d’actualité. Ce qui serait très important dans cette période électorale où personne n’en parle, du moins jusqu’à présent. Je compte le faire en me présentant à l’élection présidentielle, comme en 2002. Vous seriez fondé à en parler, vu l’étroite affinité entre l’abolition de la peine capitale et celle des armes nucléaires, comme le démontre, je crois, ma lettre à Jacques Chirac du 4 janvier 2006 (Cf. P.J.). Vous citez François Mitterrand : « Les pacifistes sont à l’Ouest. Mais les fusées sont à l’Est ». Il avait raison. Mais c’était en 1983. En janvier 1986, les choses ont tourné : « le pacifiste » était à l’Est. Il n’y en avait qu’un, mais il était bien placé : au Kremlin. Mikhaïl Gorbatchev, à la surprise générale, s’est alors écrié « Plus aucune arme nucléaire d’ici l’an 2000 ! ». La suite a prouvé qu’il était sérieux. Il en a fait un objectif diplomatique. Ronald Reagan, quelques années plus tôt, considérait l’URRS comme « l’empire du mal ». Et pourtant, en décembre 1987, il cosignait le traité de Washington sur l’élimination des FNI. L’air du temps en était changé. On allait changer d’ère. Pendant 40 ans, les armes atomiques avaient « gelé » la division de l’Europe. L’élimination des « fusées » sonna le glas de la « Guerre froide », et deux ans plus tard, le mur de Berlin tombait. Le « rideau de fer » s’est levé, sans un coup de feu, sans un mort, grâce à Gorbatchev, rejoint par Reagan - grâce au désarmement nucléaire. J’y vois la preuve que l’abolition des armes nucléaires pourrait jouer un rôle formidablement bénéfique. Pour que les Etats dotés y consentent, elle exige en effet la solution pacifique des différends et des conflits régionaux, et elle la favorise. Elle contribue donc à instaurer un cercle vertueux. Sans elle, nous courons à la catastrophe et nous ne pourrons jamais relever les défis gravissimes, tel celui du climat, qui exigent un esprit de confiance, de coopération internationale. Il va sans dire qu’elle ne doit pas seulement s’appliquer à la France ni à l’Occident, mais aussi à « l’Extrême-Orient », notamment à la Chine et la Corée du Nord, comme au Moyen-Orient et bien sûr à la Russie. Si vous disposiez d’un peu de temps, j’aimerais beaucoup, Monsieur Badinter, m’entretenir avec vous de ces sujets. Je suis prêt à monter à Paris n’importe quand pour vous rencontrer à votre convenance. Respectueusement. Jean-Marie Matagne **** Saintes, le 13 novembre 2021 Monsieur le ministre, J’ai regardé hier soir avec grand intérêt l’émission d’Alexia Amicote sur la chaîne LCP, où vous étiez interviewé sur la peine de mort. Vous disiez notamment qu’« il n’y a pas de place pour la peine de mort », et Victor Hugo y était cité : « La peine de mort est une amputation barbare ». Qu’aurait-il dit et que diriez-vous vous-même de la peine de mort collective par exécution atomique ? Vous avez dû recevoir le 4 novembre dernier, en réponse à votre lettre du 28 octobre, ma deuxième lettre, incluant ma lettre de janvier 2006 à Jacques Chirac à propos de la « constitutionalisation » de l’abolition de la peine de mort. A ce sujet, permettez-moi de revenir à nouveau vers vous et de vous soumettre en pièce attachée une tribune de presse que je souhaite proposer à l’un des principaux quotidiens français pour la faire paraître le 24 novembre. Je souhaiterais vivement que vous acceptiez de la cosigner, de même que j’ai pu cosigner en leur temps deux tribunes avec Michel Rocard. Je vous remercie d’avance de l’attention que vous voudrez bien accorder à ce texte. Cordialement. Jean-Marie Matagne PJ : <Tribune> (Texte) **** Réponse de Robert Badinter le 14 novembre 2021 Cher monsieur, **** Le 14 novembre 2021 Merci Monsieur Badinter, pour votre réponse rapide. Je comprends fort bien votre attitude, elle est louable. Mais je souhaiterais dans ce cas que vous écriviez quelque chose de votre cru sur le sujet. Car ce qui m’importe, c’est qu’on en parle enfin, et ce n’est pas le fait de présenter ma candidature à la présidentielle qui y changera grand-chose, hélas. Comme le disait Michel Rocard, « en France on n’écoute pas les gens pour ce qu’ils disent, mais pour ce qu’ils sont », et par là il entendait : « leurs titres, leur prestige, leur aura ». Pour ma part, je suis prêt à m’effacer devant tout le monde, pourvu que quelqu’un ayant voix au chapitre veuille bien dénoncer, ébranler, renverser la situation actuelle. Elle est proprement criminelle et ne fait pas franchement honneur à la France. Je vous remercie de vos bons vœux et n’insisterai plus. JMM **** Tribune parue le 10 décembre 2021 dans le quotidien en ligne Reporterre
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