Dans une dépêche diffusée en anglais le 6 avril peu après minuit et intitulée "Bravo, l’Iran !", le commentateur moscovite de l’agence RIA-Novosti Pyotr Goncharov a laissé entendre que le bombardement des installations nucléaires iraniennes baptisé "opération Morsure" ("Operation Bite") avait bien été programmé par les Etats-Unis pour le 6 avril, comme "d’importants medias étrangers" l’avaient annoncé (dont cette même agence RIA-Novosti, citant des sources militaires russes). Mais il a félicité l’Iran de n’avoir pas "mordu à l’hameçon", agissant comme si de rien n’était et privant ainsi les Etats-Unis du prétexte qu’ils attendaient pour passer effectivement à l’attaque.
Selon Goncharov, l’Iran a délibérément ignoré la menace et su résister aussi bien à la tentation d’une attaque préventive contre l’armada américaine présente dans le Golfe persique (le porte-avions Dwight D. Eisenhower, le porte-avions Stennis et leurs bâtiments de soutien), qu’à l’autre tentation, celle d’utiliser comme "boucliers humains" les marins britanniques faits prisonniers : "L’Iran, écrit-il, mérite aussi une salve d’applaudissements pour n’avoir pas suivi le mouvement qui semblait s’imposer : garder les marins britanniques en otages, dans l’éventualité d’une attaque. En leur permettant de rentrer chez eux, Téhéran a clairement manifesté qu’il était prêt à un dialogue constructif dès lors que ses positions seraient prises en considération".
On peut effectivement penser qu’après avoir fait monter les enchères pendant une douzaine de jours, les autorités iraniennes ont eu l’habileté de libérer leurs prisonniers juste à temps pour priver les alliés des britanniques de toute justification s’ils passaient à l’attaque. En ce sens, il est possible que Tony Blair dise vrai lorsqu’il affirme que la libération des marins britanniques n’a fait l’objet d’aucune contrepartie négociée : il n’était pas nécessaire de négocier le renoncement à une attaque-surprise devenue un secret de polichinelle (sauf pour l’opinion publique française, qui n’en a guère entendu parler). Chacune des parties ayant connaissance de ce qu’elle risquait, le "donnant-donnant" peut avoir été implicite.
A supposer que l’interception des marins britanniques ait été fortuite, l’exploitation qui en a été faite par l’Iran est bien trop opportune pour résulter du hasard. Leur libération n’a pas résolu pour autant la crise du nucléaire iranien, tant s’en faut, ni écarté tout risque d’aventure militaire. Elle a du moins le mérite de l’avoir retardée, sinon suspendue sine die.
Si l’on admet qu’une offensive contre l’Iran aurait des conséquences catastrophiques dans la région et au niveau mondial, on ne serait pas étonné d’apprendre un jour par des journalistes curieux ou par les historiens que les "treize jours" iraniens de mars-avril 2007 ont placé l’humanité au bord d’un gouffre comparable à celui des "treize jours" que dura la crise des missiles de Cuba en octobre 1962.
A l’époque, l’opinion française avait très largement ignoré le danger : elle était déjà plongée dans une période électorale - celle du référendum qui allait établir l’élection du président de la République au suffrage universel. Cette dernière semble être devenue, par coïncidence comme par destination, le meilleur moyen d’éloigner le peuple des affaires du monde, surtout lorsque celles-ci prennent une dimension nucléaire et sont présumées appartenir au "domaine réservé" du président. Ce que la France et son porte-avions "Charles de Gaulle", présent sur zone, auraient fait en cas d’offensive aérienne des Etats-Unis contre l’Iran, le peuple français n’en saura donc rien. Pas plus qu’il ne saura ce qui s’est réellement passé le 10 octobre 2006 à Bagdad, puisqu’il n’a jamais entendu parler du désastre de Forward Base Falcon et que l’AIEA elle-même refuse d’enquêter à ce sujet.
Le commentateur de RIA-Novosti conclut son article ainsi : "Peut-être que les négociateurs européens devraient rencontrer Téhéran à mi-chemin et s’asseoir à la table de négociations sans poser comme condition préalable l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium ?
"Ils pourraient le faire au moins avant une session régulière du Conseil de sécurité. Après tout, les centrifugeuses iraniennes enrichiront de toute façon l’uranium. Trop de choses sont en jeu, et le 6 avril peut encore survenir."
Les présidentiables français font tout pour esquiver le sujet et tenir l’international hors champ électoral. Mais le fait est qu’un cyclone qui n’est pas épuisé peut toujours revenir sur ses pas. George W. Bush n’a pas dit son dernier mot, et l’Iran ne manque pas de le provoquer, lui et les autres dirigeants occidentaux, lorsqu’il célébre à grand bruit, à peine l’alerte passée, sa maîtrise du processus d’enrichissement, et proclame qu’il disposera bientôt de 50000 centrifugeuses.
Si les français ne sont pas forcément les mieux informés en la matière, ils disposent du moins d’un proverbe dont les iraniens devraient peut-être s’inspirer : "tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse". Le drame, c’est que des centaines de milliers ou des millions de personnes risquent alors de payer les pots cassés, en Iran comme ailleurs.
Mais il sera toujours temps pour les français de se réveiller avec la gueule de bois. Aujourd’hui, Monsieur, on ne regarde pas ailleurs, on se regarde l’hexagone. On sonde ses intentions de vote, et on spécule sur les sondages. Aujourd’hui, Monsieur, on ne pense pas, on vote.
On s’apprête à élire l’homme à poigne qui demain tranchera pour nous les affaires du monde et nous protégera des méchants en agitant sa foudre et pourquoi pas, en s’en servant. Vive la République, vive la France, vive la démocratie, vive la bombe atomique !
ACDN, le 10 avril 2007